Dès lors que Jorge Rodriguez a remarqué que cinq agents armés de la patrouille frontalière commençaient à encercler sa voiture, son premier réflexe a été de dire à son cousin de 17 ans, sur le siège passager à côté de lui, de lever les mains et de ne pas faire de mouvements brusques.
Les deux, pourtant citoyens américains, avaient été arrêtés à un point de contrôle à l’extérieur de Las Cruces, au Nouveau-Mexique, à environ 60 kilomètres au nord de la frontière alors qu’ils rentraient d’une soirée au cinéma. Les jeunes hommes avaient déjà répondu à des questions sur leur nationalité et sur l’endroit où ils se trouvaient ce soir-là.
Ils n’étaient pas armés. Le seul problème était que Rodriguez, alors âgé de 23 ans, avait refusé de consentir à une fouille sans mandat du véhicule de sa famille, en invoquant la Constitution. « J’essayais de montrer à mon cousin que nous n’avions rien fait de mal et nous avons des droits », raconte Rodriguez. Mais, se méfiant des mains des officiers sur leurs étuis, il a choisi de concéder, accordant l’inspection de son siège arrière.
« Je suis conscient que ces agents m’ont mis la pression », a-t-il dit.
Après l’élection de Donald Trump, l’expérience de Rodriguez avec les points de contrôle des patrouilles frontalières l’ont incité à quitter sa place dans un programme de doctorat, en faveur de l’organisation de formations «Know Your Rights» avec la New Mexico American Civil Liberties Union. L’organisation conteste également la pratique controversée de l’agence qui consiste à monter à bord des cars Greyhound.
Une enquête du journal The Guardian a révélé que le gouvernement américain a versé plus de 60 millions de dollars en règlements juridiques en 10 ans, à cause d’agents frontaliers impliqués dans des décès, des blessures au volant, des agressions présumées et des détentions injustifiées. L’enquête a également regroupés les cas de 97 civils morts après des entretiens avec des agents frontaliers. Ces faits ont eu lieu dans 11 États, situés jusqu’à 160 kilomètres à l’intérieur des frontières américaines.
Les défenseurs des droits civils ne sont pas les seuls à promouvoir la surveillance des opérations intérieures de la patrouille frontalière.
« L’augmentation des dépenses consacrées à la sécurité des frontières au cours des dernières années n’a pas été accompagnée par une responsabilisation ou une transparence suffisante », a déclaré Beto O’Rourke, membre du Congrès du Texas. Cela a donné lieu à des préoccupations quant à la protection des droits constitutionnels, et à des situations où l’état américain n’a pas réussi à former et à équiper de façon adéquate les agents et officiers qui occupent certains des emplois les plus difficiles au sein du gouvernement. »
Étoile montante du parti démocrate, dont l’objectif est de remplacer le sénateur Ted Cruz aux élections de mi-mandat de novembre, Rourke a présenté à deux reprises une législation bipolaire qui propose la nomination de comités de surveillance régionaux, une formation renouvelée des agents, des rapports transparents au public et le lancement immédiat d’enquêtes du Congrès sur l’utilisation de la force par les agents, les décès de migrants et les opérations à l’intérieur du pays.
En tant que citoyen américain et petit-fils d’un travailleur immigré, Rodriguez a été élevé à environ 80 kilomètres au nord de la frontière à Hatch, au Nouveau-Mexique – un petit village qui a la réputation d’être un peu comme la capitale chilienne du monde. Bien que les logements prisés attirent à Hatch, la ville a peu de restaurants et de magasins, ce qui incite les résidents à se rendre régulièrement à Las Cruces. Une patrouille frontalière permanente les attend au retour, établie sur une autoroute située à environ 60 kilomètres au nord de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
Pour faire des achats pour sa mère, pour aller au bal de promo, pour passer du temps avec sa grand-mère ou simplement pour explorer la grande ville la plus proche d’El Paso, au Texas, Rodriguez a dû répondre à des agents fédéraux armés. Il estime avoir fait l’objet de plus de 300 arrestations aux points de contrôle au cours des neuf dernières années, depuis qu’il a eu 16 ans et qu’il a commencé à conduire.
Le résultat de la vie dans les régions frontalières, selon l’historienne Kelly Lytle Hernandez, professeure à l’Université de Californie à Los Angeles et auteure du livre Migra ! Une histoire de la patrouille frontalière américaine, est : « La gouvernance libérée par la Constitution des États-Unis. »
En théorie, les pouvoirs de la patrouille frontalière sont limités par le Quatrième Amendement et sa protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Les agents des patrouilles itinérantes ne devraient pas effectuer des arrêts sans soupçon raisonnable, et les perquisitions peuvent être refusées, à moins d’un mandat. Un porte-parole a également déclaré que l’agence s’était engagée à traiter de façon équitable, impartiale et respectueuse tous les voyageurs et commerçants.
Mais l’enquête menée par The Guardian sur les plaintes déposées contre l’agence au cours des douze dernières années est préoccupante : devant un tribunal civil, un porte-parole de l’US Customs and Border Protection a déclaré qu’il ne transmet pas ces allégations de mauvaise conduite au système d’examen des plaintes du Department of Homeland Security, parce que la politique de l’agence détermine que tout incident impliquant des blessures ou un décès aurait déjà fait l’objet d’une enquête interne. Des poursuites ayant abouti à des règlements ont été intentées par :
- un père de l’Ohio qui a déclaré avoir été détenu par un agent, la main sur son étui alors qu’il rentrait de l’école à pied;
- un passager de Greyhound et citoyen naturalisé qui a décrit avoir été forcé à descendre d’un bus, agressé et hospitalisé avant d’être libéré sans accusation ;
- et une touriste qui a dit que sa famille a été suivie à un point de contrôle par un agent qui l’a agressée sexuellement.
Parmi les autres plaintes, il y a un réfugié légalement présent aux USA, obligé à descendre de force d’un train à Amtrak au Montana et placé en détention pendant une semaine ; un citoyen américain qui a dit avoir été contraint de signer son propre ordre d’expulsion après qu’un adjoint du shérif du Texas l’ait arrêté à 80 kilomètres à l’intérieur des terres et appelé une patrouille frontalière ; une femme enceinte, titulaire d’un visa légal qui a déclaré qu’on lui avait refusé de la nourriture et de l’insuline pendant une détention de 16 heures.
Parmi les autres cas découverts par The Guardian, nous mentionnerons un vendeur du marché de San Diego, âgé de 64 ans, qui a déclaré qu’un agent avait placé une arme à feu sur sa tête sans raison ; deux gardiens de prison de couleur qui ont décrit avoir été arrêtés à plusieurs reprises par des agents dans l’État de Washington ; un Amérindien qui a dit avoir été battu après avoir quitté un poste de contrôle pour conduire sa mère à l’hôpital ; un réfugié somalien ayant obtenu l’asile qui a été détenu pendant 49 jours après avoir passé un poste de contrôle ; et un pasteur de l’Arizona qui a dit avoir été visé par un taser après avoir refusé de consentir à la fouille d’un véhicule.
« Je vis déjà dans une région où ma simple existence est criminalisée », explique Rodriguez au sujet du récent déploiement de la garde nationale, décrivant les communautés frontalières comme les dommages collatéraux d’une politique d’application accélérée, qu’il s’agisse d’un mur ou d’un mur d’agents. « Nous vivons comme des citoyens de seconde classe ».