La revendication américaine sur les terres des États-Unis reposait sur l’idée que les Indiens avaient une patrie mais pas de domination sur celle-ci, puisque la souveraineté s’était automatiquement transférée aux immigrants.
Le gouvernement fédéral a-t-il l’intention de finalement redonner le territoire des États-Unis aux Amérindiens ?
Les US Citizenship and Immigration Services (USCIS) ont modifié leur énoncé de mission, supprimant la qualification de l’Amérique comme “nation d’immigrants » afin de mettre l’accent sur le nouvel objectif de “sécurisation de la patrie ». Certaines critiques ont fait valoir que la plupart des citoyens sont des immigrants ou leurs descendants, tandis que d’autres ont fait remarquer que la plupart des Américains pensent que l’immigration devrait demeurer stable ou augmenter.
Pourtant, le problème du changement de langue est plus profond. Selon leur tradition juridique, les Américains revendiquent la souveraineté sur le territoire des États-Unis en tant qu’immigrants, précisément parce que les territoires en question étaient la patrie de quelqu’un d’autre : les « Amérindiens ».
Le fondement juridique de la revendication fédérale de domination sur le territoire est ce qu’on appelle la doctrine de la découverte, une notion qui remonte à cinq siècles. Alors que les explorateurs européens cherchaient de nouveaux passages maritimes et trouvaient de nouvelles terres, les papes ont accordé aux pouvoirs européens le pouvoir “d’envahir, de chercher, de capturer, de vaincre et de soumettre » les gens qu’ils ont trouvés.
Le Portugal, l’Espagne, la France et l’Angleterre ont revendiqué leur territoire en plantant un drapeau, une action symbolique connue sous le nom de « découverte ». Peu importe que la terre en question soit habitée ou non, puisque seuls les chrétiens se sont conférés le droit de “découvrir » en ce sens. Selon la logique des bulles pontificales, et celle des chartes ultérieures aux explorateurs anglais faites par le roi ou la reine d’Angleterre, les peuples autochtones n’avaient aucun droit à la terre ou à une reconnaissance légale d’aucune sorte. Seuls les immigrants l’avaient.
La jeune République américaine a conservé cette doctrine européenne. La Cour suprême des États-Unis a officialisé la doctrine de la découverte dans trois célèbres affaires de 1823, 1831 et 1832. Le juge en chef, John Marshall, a tenu pour acquis le fait évident que l’Amérique était la patrie des Amérindiens, “les occupants légitimes du sol ». Par la logique de la “découverte », les Amérindiens n’avaient aucun droit parce que l’Amérique était leur patrie : leur pouvoir d’aliéner le sol selon leur propre volonté et à qui bon leur semble a été dénié par le principe fondamental originel selon lequel la découverte donnait un titre exclusif à ceux qui l’ont faite.
En droit américain, le fait d’avoir une patrie n’établit aucune souveraineté sur un territoire ; seule l’immigration crée une telle autorité. Selon Marshall, les chartes et les revendications anglaises avaient établi un « titre absolu et complet” sur le territoire de l’Amérique du Nord, qui est ensuite “passé aux États-Unis » en 1776. La magie judiciaire de la création de la souveraineté et de la propriété s’exerce au nom des immigrants et seulement au nom des immigrants.
Du point de vue des droits de l’Homme modernes, ou même de la simple logique, il y a beaucoup à critiquer dans la doctrine de la découverte et dans ces décisions. À la lumière du premier amendement de la Constitution, qui sépare l’Église et l’État, les bulles papales semblent insoutenables en tant que source de jurisprudence américaine. Quand Marshall écrit que “la conquête donne un titre que les tribunaux du conquérant ne peuvent nier », il est facile de se demander si ses jugements revendiquent davantage que ce qui pourrait être juste. Les universitaires amérindiens ont fait valoir tous ces points, et les activistes autochtones d’ici et du monde entier ont demandé au pape d’abroger les bulles originales.
Aussi imparfaite soit-elle, la Doctrine de la découverte est la loi du pays, confirmée régulièrement par la plus haute cour des USA. Au XXIe siècle, dans l’affaire City of Sherrill vs Oneida Indian Nation of New York, la Cour suprême a cité les décisions de Marshall et s’est appuyée sur la doctrine de la découverte comme fondement de la domination du gouvernement fédéral sur des terres autrefois contrôlées par les Amérindiens, c’est-à-dire l’ensemble des États-Unis d’Amérique.
La revendication américaine sur les terres des États-Unis reposait sur l’idée que les Indiens avaient une patrie mais pas de domination sur celle-ci, puisque la souveraineté s’était automatiquement transférée aux immigrants. Si le gouvernement fédéral ne définit plus l’Amérique comme une “nation d’immigrants », il abandonne, par sa propre logique, la revendication de la souveraineté sur la terre. Si la politique américaine est maintenant, au lieu de cela, de protéger une “patrie », cela signifierait restaurer les droits des Amérindiens à l’ensemble des États-Unis.
Certes, un énoncé de mission ne fait pas en soi une loi. Mais elle exprime une attitude qui est assez courante dans l’administration Trump et même dans les deux chambres du Congrès, une attitude qui nie la prémisse de la Doctrine de la découverte, désactive les décisions de la Cour suprême et rouvre la question de la souveraineté des États-Unis sur le territoire. Marshall admet que le contrôle territorial par l’immigration, la prétention de convertir la découverte d’un territoire habité en conquête « peut paraître extravagant« . Pourtant, la doctrine de la découverte prévaut, affirme-t-il, tant que le “principe a été affirmé en première instance, et ensuite soutenu« .
Si le gouvernement fédéral prétend que les États-Unis sont une nation d’indigènes plutôt que d’immigrants, ce critère n’est plus rempli. Si le gouvernement fédéral n’affirme plus le principe sur lequel repose sa propre souveraineté, il ne soutient plus la doctrine de la découverte. Selon le raisonnement de Marshall, les Amérindiens auraient alors, selon ses propres termes, une revendication légale et juste de conserver la possession de ce que sont aujourd’hui les États-Unis d’Amérique.